ACTE 1 Personnages. Léonie, Madeleine, L’agent de surveillance, La Dame à la robe brodée de perles et tous les autres personnages captivants et saisissants de la collection de Deborah Neff. La scène se passe à La Maison Rouge, boulevard de la Bastille, à Paris.
LÉONIE. – Les musées m’ennuient grave.
MADELEINE. – Allons, allons, cesse de faire l’enfant. La Maison Rougeest un lieu exquis, une fondation pour l’art contemporain qui, je l’espère vivement, ne fermera pas ses portes à la fin de l’année, comme on l’annonce partout. Et l’exposition Black Dolls est paraît-il exceptionnelle par la rareté des objets présentés.
LÉONIE. – Fondation, expo, art contemporain, c’est un musée, quoi. Et les musées, ça m’ennuie grave.
MADELEINE. – Vas-y, dis-le encore une fois.
LÉONIE. – Pourquoi s’acharne-t-elle à nous enlaidir de la sorte, l’Autre (« pauvre petit être qui enfle du bulbe », ah ah). C’est quoi, ces guenilles ?! Sans blague, tu as vu ta tête ?! Cette coiffe à ruban est à mourir de rire – ou d’ennui.
Fig. 1
MADELEINE. – Cesse d’agiter le chiffon rouge, tu veux.
LÉONIE.- Cocasse ce bonnet pour bébé… Elle aurait pu trouver autre chose. On dirait Laura Ingalls. Tricoté ou crocheté, difficile à dire. Démodé, sans aucun doute.
MADELEINE. – Tu sais que le bandana te va très bien. Tu le portes mieux que le chapeau. Et cette jupe longue à pois, ourlée d’un biais de dentelle, te sied à merveille. C’est rayonnant !
LÉONIE.- Dis-moi, tu vas pouvoir mettre en valeur tes talents de cordon bleu avec ce joli tablier. Un bon bœuf en gelée, c’est très en vogue en ce moment, pas vrai ?
MADELEINE. – Comme c’est étrange, ta blouse ressemble à s’y méprendre à celle d’Andrea. Même couleur indigo, mêmes motifs japonisants…
LÉONIE. – Qu’est-ce que le Japon vient faire dans cette histoire ?
MADELEINE. – Bonne question. Oh, je vais demander à Andrea de me confectionner un mantelet identique à celui-ci ! Je raffole des rayures à carreaux.
(Elles pénètrent enfin dans l’espace muséal)
LÉONIE. – Tiens, ça manque d’éclairage, ici. C’est un musée ou une église ? (bientôt, elle pousse un cri d’effroi). AAAHHH !!! (elle feint de s’évanouir).
Fig. 2
L’AGENT DE SURVEILLANCE. – (il se précipite vers Léonie, blanche comme un linge) Madame ? Madame, je vais vous demander de sortir.
MADELEINE. – (elle lance unregard noir à Léonie) Tu es tombée sur la tête ou quoi ?! Tu te crois où ?! (à L’agent de surveillance). Jeune homme, tout va bien. L’émotion, vous comprenez.
LÉONIE. – (à Madeleine, d’une voix blanche) C’est… c’est noir de monde. Si c’est un cauchemar, pince-moi. (à part). Il aura au-moins quelque chose de spectaculaire à raconter à sa femme, ce soir, ce Man in Black. Le pauvre, il doit s’emmerder ferme. (s’adressant à L’agent de surveillance). Eh, monsieur, vous n’avez pas les idées noires en ce moment ?
MADELEINE. – Laisse-le tranquille et calme-toi. Écoute… Tu entends ?
LÉONIE. – Bah, c’est vrai, quoi. Il est entouré de fantômes, le mec. A part son smartphone… Attends, je vais lui proposer de boire un petit noir.
MADELEINE. – Silence ! Écoute…
Fig. 3Fig. 4
« Vous pouvez m’éliminer de l’histoire Avec vos mensonges amers Vous pouvez me traîner dans la boue Mais comme la poussière, je m’élève.
Mon insolence vous met-elle en colère ? Pourquoi vous drapez-vous de tristesse De me voir marcher comme si j’avais des puits De pétrole pompant dans ma salle à manger ?
Comme de simples lunes et de simples soleils, Avec la certitude des marées Comme de simples espoirs jaillissants, Je m’élève pourtant. Voulez-vous me voir brisée ? La tête et les yeux baissés ? Les épaules tombantes comme des larmes. Affaiblie par mes pleurs émouvants.
Fig. 5Fig. 6
Est-ce mon dédain qui vous blesse ? Ne prenez-vous pas affreusement mal De me voir rire comme si j’avais des mines d’or creusant dans mon potager ?
Vous pouvez m’abattre de vos paroles, Me découper avec vos yeux, Me tuer de toute votre haine, Mais comme l’air, je m’élève pourtant.
Ma sensualité vous met-elle en colère ? Cela vous surprend-il vraiment De me voir danser comme si j’avais des Diamants, à la jointure de mes cuisses ?
Hors des cabanes honteuses de l’histoire Je m’élève Surgissant d’un passé enraciné de douleur Je m’élève Je suis un océan noir, bondissant et large, Jaillissant et gonflant je tiens dans la marée. En laissant derrière moi des nuits de terreur et de peur Je m’élève Vers une aube merveilleusement claire Je m’élève Emportant les présents que mes ancêtres m’ont donnés, Je suis le rêve et l’espérance de l’esclave. Je m’élève Je m’élève Je m’élève » (1)
Fig. 7
MADELEINE. – Chère Madame, permettez-moi de vous adresser toute ma gratitude. Ce texte est d’une beauté bouleversante. Vous le murmurez avec une telle ferveur, une telle grâce… Cet « océan noir » m’est tout à fait familier.
LA DAME A LA ROBE BRODÉE DE PERLES. – « Je suis noire, et belle, et de toutes les manières que l’on puisse imaginer. Je suis de couleurs nuancées, noire, brune, beige. Je suis convenable, espiègle, redoutable et sage (…) Regardez mes cils sombres et lustrés et ma chevelure élégamment coiffée ! » (2)
LÉONIE. – (tout bas, à Madeleine) Diantre, elle se prend pour qui, celle-là ?! Il semble qu’elle ait oublié quelques qualificatifs dans son discours : effrayante et inquiétante. Dis-lui Yé krik pour voir.
MADELEINE. – (elle donne un coup de coude à Léonie) Madame, nous sommes à la recherche de Dorothée. Savez-vous où nous pourrions la trouver ?
LÉONIE. – (même jeu) Tu vois bien qu’elle souffre de problèmes auditifs. Elle vit dans un monde parallèle… à force de s’élever, s’élever, s’élever…
LA DAME A LA ROBE BRODÉE DE PERLES. – « (…) forte et fière sous le soleil (…) sa taille longue, son dos creux et sa gorge pointue (…) heureuse de vivre et souriant d’un blanc sourire, comme si elle apercevait au loin dans l’espace un miroir reflétant sa démarche et sa beauté » (3).
MADELEINE. – (à Léonie). Ah, tu vois qu’elle la connait bien. Permettez-moi d’insister, Chère Madame. Dorothée est une vieille amie, connue comme le loup blanc, et nous souhaiterions…
Fig. 8
LÉONIE. – Bon, j’me casse. J’ai besoin de m’élever moi aussi. La tristesse qui règne dans cette usine m’oppresse et me déprime.
MADELEINE. – Tu ne vas nulle part. On va interroger les autres, notamment les hommes. On se retrouve ici. Et cesse de broyer du noir, c’est fatigant.
LÉONIE. – (à part). Croyez-moi, je vais lui en faire voir de toutes les couleurs.
(à suivre)
(1) Maya Angelou, Still I Rise from And Still I Rise, Random House, 1978, Traduction Olivier Favier (2) Margo Jefferson, Negroland: A Memoir, Pantheon, 2015 (3) Charles Baudelaire, La belle Dorothée, Petits poèmes en prose, Œuvres complètes, Michel Lévy Frères, 1869
Fig. 1. (à gauche) Femme à la tête et aux mains de cuir portant un bandana, États-Unis, vers 1900, Tissu, cuir. (à droite) Femme au visage de cuir et au bonnet à ruban, États-Unis, fin XIXème – début XXème, cuir, tissu, cheveux, nacre Fig. 2. Vue générale de la salle d’exposition Fig. 3. Jeune fille vêtue d’une robe blanche aux manches bouffantes, États-Unis, vers 1895, tissu Fig. 4. Femme vêtue d’une robe vichy au col en V, États-Unis, vers 1920-1940, tissu Fig. 5. Femme vêtue d’une robe à carreaux bleus, rouges et blancs, États-Unis, fin XIXème, coton, cuir, verre Fig. 6. Femme portant un bonnet et une capeline de velours, États-Unis, fin XIXème, tissu, cuir, nacre Fig. 7. Dame à la robe brodée de perles, États-Unis, vers 1895, Tissu, cuir, verre, papier Fig. 8. Photomontage de la fig. 1 (références photographiques issues du catalogue de l’exposition)
« Écrire, c’est déjà mettre du noir sur du blanc » disait Stéphane Mallarmé…. Dis donc ça à Léonie ! Quelle râleuse, celle-là ! Elle finir par se faire des cheveux blancs à force de les couper en quatre !
Merci de ce compte-rendu ! Les passages cités sont très beaux et votre écriture étonnante, imprévisible, libre et libératrice. J’aime beaucoup l’esprit négatif de Léonie. Et sa jolie pose muséale avec Madeleine 🙂
C’est moi qui vous remercie, Joséphine. J’ai longuement hésité quant à la forme que prendrait ce billet mais décidément, j’ai bien du mal à dire « JE ».
Je suis très sensible à votre commentaire.
toujours surprenant et toujours excellent !
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Merci Carnets ! Pourtant, je ne suis pas en super forme…
😩
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yékrik.
alors on dirait que le manque de forme ne passe pas dans l’écriture.
yékrak.
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🙄☻😏
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« Écrire, c’est déjà mettre du noir sur du blanc » disait Stéphane Mallarmé…. Dis donc ça à Léonie ! Quelle râleuse, celle-là ! Elle finir par se faire des cheveux blancs à force de les couper en quatre !
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Ah ah ! Je transmets ton message à Léonie, Martine !
☻
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Quel plaisir de les retrouver ces deux-là! Merci Andréa!
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Merci Clémentine. L’écriture revient peu à peu mais ce n’est pas encore cela…
😉
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Très original. Bravo !
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Merci Patrice d’être passé par ici.
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Merci de ce compte-rendu ! Les passages cités sont très beaux et votre écriture étonnante, imprévisible, libre et libératrice. J’aime beaucoup l’esprit négatif de Léonie. Et sa jolie pose muséale avec Madeleine 🙂
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C’est moi qui vous remercie, Joséphine. J’ai longuement hésité quant à la forme que prendrait ce billet mais décidément, j’ai bien du mal à dire « JE ».
Je suis très sensible à votre commentaire.
Encore un peu de patience pour la suite !
🙂
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J’adore le dialogue de ces deux commères qui se complètent si bien et la visite de cette exposition est simplement géniale.
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Quel plaisir de vous lire! Encore merci.
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🙂
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