S+dé. Agenda ironique, 09-2018

Ma participation à l’Agenda ironique de septembre 2018


Ce matin-là, tandis que la cavité buccale de Madeleine criait « Au feu ! » (après l’absorption un peu rapide d’un petit noir un peu trop chaud), Lėonie avait avalé sa Vodka martini cul sec. « N’oublie pas les Jacqueline (1) ! – Ne crains rien, elles sont dans mon sac. Dépêche-toi ! ». Le Jacquemart venait de sonner 7 heures. Il ne leur restait que vingt-quatre minutes avant le départ du train. Les jours précédents avaient été quelque peu éprouvants : elles s’étaient rendues au chevet de leur grande amie Bathilde, doublement atteinte d’une maladie inflammatoire chronique (la Mannequinasse Milo DH) et d’une maladie auto-immune (la Denaturea Coturae). Avant de rejoindre les verts pâturages, Bathilde avait demandé à ses amies de la rejoindre à Dijon pour leur faire part d’un « secret… d’une chose de la plus haute importance ».

Le retour vers Paris s’était passé sans encombre. Léonie avait dormi pendant toute la durée du trajet, non sans émettre quelques ronflements et autres borborygmes tonitruants. Quant à Madeleine, tout en savourant ses Jacqueline rose, elle considérait le paysage qui défilait à vive allure avec gravité et perplexité, en songeant à ce que leur avait confié Bathilde. « Bah, on verra bien sur place. Reste à savoir si Juliette voudra bien nous recevoir » se dit-elle. Une heure et quarante et une minutes plus tard, le train faisait son entrée en Gare de Lyon.

– Léonie, réveille-toi !
– Mmm ?…
– On est arrivé. Réveille-toi !
– Aaaaaaaaaaargh ! [sorte de bâillement ample non communicatif à s’en décrocher la mâchoire]
– Pouah ! Quelle haleine de rongeur ! [à part.] Elle pue du bec !

Elles retrouvaient non sans un certain plaisir le ballet des pingouins de la capitale, évoluant au rythme des particules infinitésimales en suspension dans l’air, le bouillonnement bourdonnant de l’environnement humain, mécanique et numérique.

– Bon, on prend un taxi ?
– Tu plaisantes ou quoi ? Avec ce trafic ! Prenons le métro. Et puis, j’ai l’estomac dans les talons.
– Tu claques du bec parce que tu bois comme un trou !
– Allez, je t’invite chez les Montparnos ! Et pas n’importe où !
Bernique ! On n’a pas le temps ! Tu oublies la mission que nous a confiée Bathilde.
– On boira à sa santé… Détends-toi, Mado.
– Écoute, tu m’emmènes où tu veux, sauf à La Rotonde.

Après avoir emprunté la ligne 14 du métropolitain jusqu’à Châtelet (ah, les couloirs de Châtelet-les-Halles ! une promenade souterraine inénarrable !), puis la ligne 4 (laquelle a bénéficié de travaux de modernisation tout récemment avec le remplacement du ballast notamment), Madeleine (résignée) et Léonie (triomphante) arrivèrent à Montparnasse et se réfugièrent bientôt au cœur de la brasserie Le Dôme.

– Une panse de brebis farcie (2) et une bouteille de pinot noir, M’ssieu… avec… euh… une côte de bœuf et… des salsifis cuits à la vapeur… ça te va, ma coloquinte ? ou préfères-tu des crêpes vonnassiennes ?
– [s’adressant au serveur] Quel boute-en-train, n’est-ce-pas, jeune homme ! Une infusion de verveine et une orangeade, je vous remercie.

A l’initiative de Madeleine, elles s’installèrent en terrasse, encore accessible en cette heure matinale.

– Tiens, c’est pas Jean-Sol Partre, là-bas ? Il a l’air de bien se marrer avec son pote, euh… Jacques… Aaargh, j’oublie le nom de cet énergumène.
– Léonie, il n’est pas encore minuit (3). Donne-moi l’enveloppe de Bathilde – Ah. Merci jeune homme. Tiens, ton infusion.
– Et là-bas, on dirait Picasso ! Ah ! Ah ! C’est bath !
– Écoute, je ne me souviens plus de l’adresse exacte de Juliette. Donne-moi l’enveloppe. On a promis à Bathilde d’aller voir sa fille, tu te souviens.
– Juliette ? Oui mais euh… Je croyais que tu l’avais prise, cette enveloppe. Elle était sur le meuble, à l’entrée… Oh ! Et elle, c’est…

Sans mot dire mais non sans cris contenus, Madeleine se saisit alors du sac à dos de Léonie. On pourrait établir une liste de tout ce que contenait cette poubelle ambulante mais… Oh et puis, flûte ! on est là pour s’amuser ! Un exemplaire de la revue française d’ornithologie « Ici l’Aube ! » du 6 août 1923, des crayons sans narines, une casquette irlandaise, une étole, une salamandre (ou un escargot ?), le chapeau d’André Simon, des aiguilles à tricotart, des élastiques, sept petits cailloux, Vertige de la liste d’Umberto Eco Eco Eco, des amandes et pistaches italiennes, un agenda, des mouchoirs en papier, des bas de laine à la bergamote, un morceau de patchwork en lambeaux, des pinces à linge, des berlingots de biotop (?), un dé à jouer, un truc sans voyelles arborant un sourire jovial, l’édition lilliputienne d’A la recherche du temps perdu, une bouteille d’eau vide, une grenouille anglophone (et en terre cuite de surcroît), un Rubik’s Cube, un polar belge, une bouteille d’eau pleine, deux lys bleus du genre laurenciae, des tickets de métro, une branche d’olivier parfumé à la colle de pâte, Tentative d’épuisement d’un sac à dodo de Georgio Pereco, une belote de laine en filigrane, un avatar bougonesque, des lunettes de soleil, le Petit Larousse illustré 2001 (liste chaotique non exhaustive qui ressemble à une huître, en somme)… « Tiens, qu’est-ce donc ? ». Au creux des noms propres commençant par la lettre L, l’enveloppe. Elle l’ouvrit délicatement (sans lire la lettre, cela va de soi, Madeleine n’est pas Léonie et vice-versa). Elle tenait simplement à revoir la photographie.

Madeleine se souvenait fort bien de ce funeste jour, à Deauville. Cette photographie, c’est elle qui l’avait prise. Sur la plage, Léonie faisait de grands signes et poussait de grands cris. « Comment annoncer à Juliette que son père était mort dans d’atroces souffrances à la suite d’un quintuple salto arrière sur la plage (il aimait tellement faire le Jacques, ce bouffon – Pardon Paul) et non d’une série de coups de couteau portés par un psychopathe ? Et pourquoi Bathilde tenait tant à lui révéler cette information aujourd’hui ? » se demandait Madeleine. « Quel âge avait-elle, Juliette, sur cette photo ? Cinq ou six ans… Et son frère… comment s’appelait-il, déjà ? Le pauvre garçon a tiré sa révérence beaucoup trop tôt…  Zut, zut, zut… Roméo ? [elle fronce les sourcils puis porte la main à son front]… Suis-je sotte ! On a rendu hommage à Roméo lors de l’Agenda du mois dernier. Alzheimer me guette. »

– Léonie, tu te souviens du prénom du fils de Bathilde ? Il apparaît sur la photo.
– Jacques.
– Jacques ! Ah ! Tu m’étonneras toujours ! Prête ? Direction rue de Beaune, chez Juliette.
– Elle ne tient pas d’bout ton histoire, ma cocotte.
– Et pourquoi donc ?
– Parce que tu as oublié quelqu’un.
– Je n’ai oublié personne. La rue de Beaune est perpendiculaire à la rue de Lille. Nous passerons devant le numéro 5. Ça fera la rue Michel.


Épilogue

MADELEINE. – Cette histoire m’a É-PUI-SÉE. J’ai bien cru que nous n’en viendrions jamais à bout.
LÉONIE. – Passer pour une ivrogne, PLUS JAMAIS ! Tu m’entends Andrea ?!
MADELEINE. – Et si on réécrivait l’histoire ? On garde les mots de Dominique (puisqu’il a ouvert le bal de l’Agenda à la vitesse de la lumière) et… Attends, j’ouvre le dictionnaire à « Métropolitain ». Vas-y, lance le dé !
LÉONIE. – 5.
MADELEINE. – « Métropolitain » + 5 = « Meuglement ». Ah ! Pas mal ! « Salsifis » ? Que dit le dé ?
LÉONIE. – 2 !
MADELEINE. – [elle tourne les pages du Petit Larousse fébrilement] « Salsifis » + 2 = « Saltimbanque ». Ah ! L’histoire aurait pris un autre tour !
LÉONIE. – Bon, je crois qu’ils ont compris (4).
MADELEINE. – Précisons tout de même que la liste de Monsieur Hasselmann ne comportait pas seulement des substantifs et des adjectifs. Ce qui a complexifié la chose… avec deux noms propres et une interjection. C’est ainsi que…
LÉONIE. – Laissons-les dans le potage.
MADELEINE. – [songeuse] Tu vois Léonie, je pense qu’Einstein avait raison lorsqu’il disait que le hasard, c’est une écrevisse qui se promène incognito (5).

Dictionnaire


Notes
(1) La Jacqueline de Dijon. Tout sur cette confiserie goûteuse, ici
(2) Allusion au sketch irrésistible de Jacques Bodoin, La panse de brebis farcie
(3) Allusion au film de Woody Allen, Minuit à Paris (2011)
(4) Pour tout savoir sur la contrainte oulipienne S+Dé, c’est ici
(5) Paraphrase d’une citation attribuée à Albert Einstein, « Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito »
© photo et texte andrea couturet
Septembre 2018

14 Replies to “S+dé. Agenda ironique, 09-2018”

  1. Bon jour,
    Effectivement, ça foisonne de références, de directions … en fait, je me suis égaré dans le potager des mots à la mathématique du numéral-motal …
    Bref, je me sens petit …
    Max-Louis

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  2. @ Andrea Couturet : Un « exercice de style » tout à fait « épatant » (ou « épastrouillant »)…
    Boris Vian aurait retrouvé avec plaisir son Patre (et ses brebis) à la table de la terrasse du Dôme – hélas, il n’est pas entré aux Invalides – ou tant mieux, car, là aussi, il aurait refusé….

    Photo : Le dé sur l’agenda polit le hasard ! 🙂

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  3. Impressionnant ce qu’on peut encore faire à l’âge de Madeleine et Léonie…expertes en tricotage de mots, si je comprends bien … 🙂

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