Centenaire 5-2. Madeleine et Léonie #23

TitrePour ma Grand-mère paternelle

 Deuxième partie (suite et fin)

Première partie, à lire ici


SCÈNE 2
Madeleine, La Foule, Léonie, Andrea

Léonie La Foule

MADELEINE. – Yé mistikri !

LA FOULE. – Yé mistikra !

MADELEINE. – Côté jardin, croyez-moi, son Éden (celui de Man’Clotilde, vous me suivez toujours ? Compère Lapin, ça va ?), son Jardin des Délices donc n’a rien à envier à celui des Tuileries. Certes le Père Hugo, grand chêne et  fils du Soleil, est passé quelques semaines plus tôt avec son épaisse barbe bleue et ses bottes de sept lieues mais Dame Nature a vite fait de reprendre ses droits dans l’insolence et la luxuriance de son éclat.

LÉONIE (voix agonisante, genre Carnets Paresseux). – J’me traîne un lumbago / C’est la faute à Hugo / Me v’là devenue paria / C’est la faute à Maria.

ANDREA (fait une entrée fracassante en transportant un énorme sac). – Ah, mais je vois qu’on a commencé sans moi ! Mésyé zé dam bonjou !

LA FOULE. – Ciel, Man’Andrea !

LÉONIE. – Quelle bande de sapajous, ces followers. Ils se croient dans un mauvais vaudeville, ou quoi ? (toujours coincée du dos, elle se met à pousser des cris d’orfraie). Ooohhh ! Y a pas quelqu’un qui peut m’aider ?! A L’AIDE ! Ma chair devient chaude ! Qui peut me préparer une tisane de chiendent ! Rédé-mwen ! Que le grand Krok me Krik !

LA FOULE. – Yé Krak !

ANDREA.- LÉONIIIE ! (elle a un chat dans le gosier). Elle est où, celle-là. Léonie, viens m’aider !

LÉONIE. – (en état de thanatose, à l’appel de son nom).

ANDREA. – Jus de fruits et tourments d’amour pour tout le monde ! Mangue, ananas, corossol, carambole, goyave !

Andrea

MADELEINE (à Andrea). – Déjà rentrée, ma chère. Pas mal ce maquillage toilé et pixelisé. Oh, mais je vois que tu as retrouvé le sac de ta grand-mère ! Ah ah ah !!! Figurez-vous, mes loulouzes, que tous les jours, à une certaine heure, Man’Clotilde cherche non pas son chat doux à poils roux (qui est mort depuis fort longtemps, lui) mais son sac plat à poils jaunes. Imaginez la scène.

– Tu veux ton sac, Man’Clotilde ? Mais pourquoi donc ?
– Pour partir.
– Pour partir où ?
– Chez moi !

Il ne vous aura pas échappé, chères lucioles, que Man’Clotilde vit chez elle. Cependant, invariablement, tous les soirs, vers 17 heures, elle veut rentrer chez elle. Je ne plaisante pas ! Il s’agit d’une injonction où le rôle de son regard, sourcilleux sous ses accents circonflexes, devient… comment dire… farouchement éloquent. Tour à tour, selon son humeur, le registre tonal dans lequel s’inscrit cette sommation dégénérative peut varier.

LÉONIE (elle éternue et déverrouille ainsi son dos). – Attention ! Tous aux abris ! Tirade des nez ! Yé Krik !

LA FOULE. – Yé Krak !

LÉONIE (à part, en regardant fixement Andrea). – Ah ah ! Insensé, ce madras ! Vous ne le voyez pas mais elle l’a noué en ailes de cocker !

MADELEINE. – Illustration par l’exemple.

– Viens prendre mes chaussures-là, pour moi.
– Tes chaussures ? Pourquoi diable as-tu besoin de tes chaussures, Man’Clotilde ?
– Je pars.
– Tu pars où ?
– Je pars chez moi !

La même scène se répète ainsi chaque jour avec notes et variantes (comme dans une collection que l’on dit prestigieuse et dont Man’Clotilde n’a que faire puisqu’elle n’a jamais su ni lire ni écrire). Par conséquent, selon la position du soleil, la qualité du chant des criquets la veille au soir, le nombre de punchs qu’elle a ingurgités dans la journée (bah oui, on n’arrive pas à cet âge-là impunément), elle peut se révéler agressive (souvent), amicale (jamais), dramatique (parfois), tendre…

ANDREA. – Mais Madeleine, tu es en train de spoiler mon récit !

LÉONIE (à toute vitesse). – Fa-do-sol-ré-la-mi-si.


Scène 3
(Les mêmes, dont Compère Lapin, et une ribambelle de nouveaux venus)

MADELEINE. – Eh bien, Andrea, nous t’écoutons.

ANDREA (un temps). – C’est une histoire sans paroles.

MADELEINE. – C’est-à-dire ? Je… je ne comprends pas…

ANDREA. – J’ai réalisé un petit film, boule de chiffon !

MADELEINE (médusée). – Mais… Nom de bleu, qu’est-ce à dire ?! Sur toi, nous contions !

ANDREA. – Écoute Madeleine. Les contes, c’est bon pour la fine fleur de l’Agenda Ironique de ce mois-ci. Aujourd’hui, c’est Silent Sunday donc place à l’imagerie interactive, aux écrans de fumée… Et puis, tu vois bien que je suis complètement aphone.

MADELEINE. – Mais dis-moi, dans ton film, tu n’as pas fait l’impasse sur tes cinquante printemps, n’est-ce-pas, ni sur nos bains de mer, ni sur…

LÉONIE. – Ah ah ! Tout le monde sait que tu nages comme un fer à repasser !

ANDREA. – Installez-vous confortablement, ti-sapoti (1). Compère Lapin, ka ou fé ?!

COMPÈRE LAPIN (au Bébé noir). – Euh… Je ne suis pas sûr d’avoir bien compris… En définitive, elle est partie ou pas ?

LÉONIE. – On dirait une figue trop mûre, celui-là. (à Madeleine) Passe-moi une tête-de-nègre, steplé.

MADELEINE (à Léonie). – DÉGAGE, bitacotte (2) !!!

LA FOULE et LES NOUVEAUX VENUS. – Chuuuttt !!! SILENCE !!!

LÉONIE (à part). – Tiens, y savent dire autre chose que Yé Krak, ces beubeutes (3)…

ANDREA. – Tout le monde est prêt ? C’est pa’ti !

GM


Épilogue
(soixante minutes plus tard)

[Dans la dernière séquence du film, Sa Majesté ma Grand-mère est à table (elle a retrouvé l’appétit depuis plusieurs mois). Elle devise avec Madeleine sur leur passé, leurs chers disparus… Man’Geona, Ami Louis, Man’Titine… Dans une envolée lyrique façon Sarah Bernhardt, ma Grand-mère évoque, sans ambages, avec une spontanéité assez troublante, la Grande Faucheuse (essayez d’oublier les R pendant votre lecture) :

Personne ne veut partir dans ce pays-là.
On ne peut pas dire non.
Si l’on pouvait dire non, beaucoup de gens auraient dit non.
Malheureusement…
On est là, c’est pour partir dans le Pays Lointain !
Quand le jour est arrivé, on ne peut pas dire non.
Dommage…
C’est le seul endroit où tu ne peux pas dire non !
Quoi que tu dises, tu dois accepter tout de suite !]

(Un silence johncagien ponctué de soubresauts de larmes ou de rires parcourt l’assemblée.
Enfin des applaudissements – quelques sifflets aussi)

Léonie

 

MADELEINE. – Alors, aucun regret ?

LÉONIE. – Inutile de traverser l’Océan sur un rayon de lumière, à la nage ou en Hyperloop. La magie de l’IKB 3 me transporte jusqu’en Outre-Mer. Yé Krik.

MADELEINE. – Tu ne bois pas ton ti’punch ?! Yé Krak.

 


Notes

(1) Ti-sapoti. Créature surnaturelle ayant « la forme de petits lutins qui se déplacent en groupe dans les bois. Ils se plaisent à jouer des tours : prétextant une faiblesse physique , ils demandent à ceux qu’ils ont abordé de les porter, mais deviennent de plus en plus pesants dans les bras de leurs porteurs. Ils aiment torturer la tranquillité des demeures la nuit par leurs cris et leurs vacarmes » (montraykreyol.org).
(2) Bitaco. « Terme créole péjoratif qui désigne un paysan sans instruction. Il vient de la déformation du mot habitant. En créole, Z’habitant : Personne vivant dans une habitation, c’est-à-dire une exploitation agricole. Cette désignation est restée dans le langage courant. Ce mot déformé a donné : Bitaco » (ghcaraibe.org).
(3) Beubeute (mot déniché au fond d’un lavoir lorrain par une écrevisse – un ouassou, comme on dit chez nous). Nigaud, niais.

Variantes ?

« Finalement il n’y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets. Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles vont coulant et roulant sans cesse ». Montaigne, Les Essais, Livre II, Chapitre 12 (1580 – 1588).

LÉONIE 
(au Bébé noir). – On se demande bien ce que l’ancien maire de Bordeaux vient faire dans cette histoire… Pas vrai, mon frère ?!


Les épisodes précédents

Centenaire 1.
Centenaire 2.
Centenaire 3.
Centenaire 4.
Centenaire 5-1.

© Photos et texte andrea couturet, sauf mention contraire
Février 2018

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